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Le « petit droit constitutionnel »​ à l’épreuve de la nouvelle Constitution de 2014

D’aucuns ne voient dans le droit constitutionnel que le bruit des palais et des coulisses politiques, d’autres s’intéressent plutôt aux petits droits des individus, pas forcément lorsqu’ils sont en face de la puissance publique, mais aussi et surtout dans leurs rapports d’individus à individus. Je suis nettement du deuxième coté. Pour moi, une nouvelle Constitution qui n’apporte rien de perceptible en matière de droits des individus et qui n’a aucun impact sur la vie quotidienne des personnes n’apporte pas grand-chose, car tout ce qu’elle fait est de changer les règles gouvernant une petite frange de la société, ç savoir la classe politique.

La Constitution tunisienne de 2014, symbole d’une supposée deuxième République, a innové en matière de droits et de libertés. Elle y a consacré un Chapitre, avec à la clé un article 49 qui a, selon les organisations spécialisées à l’instar d’International IDEA, une importance capitale, outres des règles éparses dispersées entre plusieurs articles que l’on retrouve ici et là, dans les autres chapitres.

En matière de protection de la propriété privée, l’article 41 a pratiquement recopié l’article 14 de l’ancienne Constitution dans son alinéa premier, mais elle lui a ajouté un second alinéa soulignant la protection (un certain degré de sacralité) de la propriété intellectuelle.

Avec l’instauration d’une Cour Constitutionnelle, il est loisible de s’attendre à deux phénomènes : (i) un flux énorme d’exceptions d’inconstitutionnalité qui risque de bloquer la nouvelle machine dès qu’elle sera mise en rodage, et (ii) un apport considérable à l’interprétation et la mise en place de plusieurs lois, y compris des lois très anciennes et qui ont été appliquées dans des milliers, voire des millions de cas, à l’instar de la « choufouaa » (le retrait, ou droit de préemption), prévue à l’article 103 et suivants du Code des Droits Réels (CDR).

Il est à rappeler que l’article 103 du CDR dispose :

« Le retrait est l’acte par lequel un indivisaire se substitue, dans les cas et selon les conditions prévues par les articles suivants, à celui qui a acquis d’un autre indivisaire tout ou partie de sa quote-part ».

L’exercice de ce droit (qualifié par la Cour de Cassation de « faculté » ou « option » (roukhsah) ) est conditionné par une limite temporelle qui a été revue par la loi n°

Le nouvel article 115 dispose :

« L’acquéreur doit notifier l’acquisition au retrayant par voie d’huissier de justice avec indication du prix et des dépenses. 

L’exercice du droit de retrait se prescrit par un mois révolu à compter de la date du procès-verbal de notification.

Si la notification n’a pas été rendue possible, le droit de retrait se prescrit par six mois à compter du jour de l’inscription de l’acte au registre foncier pour les immeubles immatriculés soumis à l’effet constitutif de l’inscription et du jour de l’enregistrement de l’acte à la recette des finances pour les immeubles immatriculés non soumis à l’effet constitutif de l’inscription ou les immeubles non immatriculés »,

Tandis que l’ancienne version était comme suit :

 « Le droit de retrait doit, à peine de déchéance, être exercé dans le délai d’un mois à compter de la notification faite au retrayant par l’acquéreur de son acquisition avec l’indication du prix.

A défaut d’une telle notification, il se prescrit par six mois à partir du jour de l’inscription de l’acte sur le Livre Foncier, pour les immeubles immatriculés, et du jour de l’enregistrement de l’acte à la Recette des Finances pour les immeubles non immatriculés ».

Indépendamment du détail des nuances entre les deux textes en ce qui concerne les différentes situations ou statuts juridiques de l’immeuble, l’une des différences capitales entre les deux textes réside dans les conditions du passage de la première hypothèse (celle de la notification) où le délai est court, à la deuxième hypothèse (délai plus long pour le cas où la notification n’a pas lieu). En effet, l’ancien texte parle d’une hypothèse où cette notification de la vente « fait défaut »عدم الإعلام , alors que la nouvelle version parle d’une situation où cette « notification n’a pas été rendue possible » تعذر الإعلام.

L’intention du législateur était certes de durcir : les formalités de la notification sont définies de façon tatillonne et encombrante, et le passage à la seconde hypothèse est conditionné par une nouvelle exigence mystérieuse, à savoir celle où il est « impossible » de notifier le transfert de propriété aux bénéficiaires du droit de retrait.

Avant même que la question ne soit posée sous l’angle de la constitutionnalité, la Cour de Cassation a pris deux positions opposées sur cette question : selon la première interprétation, l’impossibilité de notifier doit être établie par le vendeur et à défaut, le délai de retrait demeure ouvert… jusqu’à l’infini. Cette lecture repose sur l’idée selon laquelle le vendeur peut chercher à frauder les droits des copropriétaires et il faudra l’entourer de garde-fous pour renforcer le « droit » des copropriétaires. La seconde considère que la modification de la formule de l’alinéa 2 de l’article 115 du CDR n’a pas apporté de changement substantiel au sens du texte qui ne doit pas aller au-delà du raisonnable et que le vendeur n’a pas à apporter la preuve d’une impossibilité de notifier. Partant, le fait que la notification n’ait pas lieu suffit et la conséquence est déjà suffisante, car le délai est multiplié par six et pas d’un mois à six.

Cette interprétation est qualifiée par une frange de la doctrine de « superficielle », car ignore surtout le caractère exceptionnel de la préemption. Elle apporte une limite considérable au principe de l’autonomie de la volonté, et contredit l’article 41 de la Constitution([1]). Elle ignore surtout les complications inextricables de la mise en application de la technique de la choufouaa, en raison de l’inflation galopante en matière immobilière. En effet, le texte législatif donne à l’acheteur le droit de récupérer le prix qu’il a payé avec les frais attachés à la rédaction et à l’enregistrement du contrat de vente. Cependant, il marginalise la question de la mise à jour du prix, ce qui finit pas priver injustement l’acheteur de son droit au remplacement de l’immeuble qu’on vient de lui prendre par un immeuble équivalent. Car en récupérant le prix après quelques années de contentieux, il ne pourra jamais s’en servir pour acheter un immeuble ayant les mêmes caractéristiques. La punition est trop sévère pour quelqu’un qui n’a fait qu’exercer le droit légitime de toute personne de gérer son patrimoine et d’acheter un bien auprès de son propriétaire.

Il faudra aussi rappeler que le droit positif tunisien a choisi, depuis la promulgation du CDR en 1965, de limiter la préemption aux cas de copropriété, alors que dans les droits plus anciens, y compris dans la chariaa, le droit de substitution à l’acheteur appartient aussi au voisin. Le contexte social a certainement changé, car dans des villes de quelques millions d’habitants, le concept de voisin lui-même est devenu assez problématique, d’autant plus que l’essence même du voisinage a changé de façon spectaculaire, car il perdu sa dimension tribale. En l’absence de texte coranique tranchant, la position de la chariaa à l’égard de la chofouaa est demeurée par définition flexible et susceptible d’évolution.

La seconde interprétation a été retenue par la Cour de Cassation dans son arrêt n° 21002 du 7 décembre 2015, commenté par le juge Jaafar Rabaaoui dans le numéro 264/265 d’Infos Juridiques (juillet/septembre 2018), à la page 29([2]).

Sous l’angle de la Constitution, la seconde interprétation doit l’emporter. La préemption est une exception au droit de propriété. Dans les zones urbaines, la préemption perd tout sens lorsqu’il s’agit d’acheteurs de lots ou lopins de terre auprès d’un ou de plusieurs propriétaires en vue de construire des bâtiments d’habitation ou de bâtiments professionnels. Ces copropriétaires dont la copropriété devient une fatalité subie, dont la cessation est extrêmement coûteuse, et qui sont donc contraints à rester en copropriété de façon illimitée (chose qui a justifié l’apparition de la terminologie : « copropriété sans fin الشيوع اللامتناهي ») sont dans une situation imposée par la réalité. Si l’un d’entre eux est sous la menace d’une préemption qui peut surgir de n’importe où, alors que le copropriétaire n’a aucune relation « historique » avec l’immeuble, ni de relation intime avec le propriétaire d’origine, le droit de propriété est exposé à un risque démesuré. Et même dans les hypothèses classiques des héritiers qui ont une forte relation avec l’immeuble, ce droit (ou plutôt « option ») doit être cantonné à des limites raisonnables. Laisser le délai ouvert est une menace excessive à un droit sacro-saint dans le système juridique contemporain, qu’il n’est pas possible d’accepter. La Cour de Cassation a certainement raison, et la Cour de Cassation, le jour où elle sera saisie, confirmera sans doute cette tendance.de toute façon, c’est à quoi je m’attends. L’inverse me bouleversera.

Il est à noter qu’afin de trancher la question de la constitutionnalité de cet article 115 du CDR, la Cour de Cassation aura d’abord à en identifier la « bonne » interprétation. Car la question de la constitutionnalité pourra être vidée de tout sens si la Cour Constitutionnelle adopte la seconde lecture ci-dessus mentionnée. Par cette fonction d’interprétation préalable des lois, dans un pays où la jurisprudence est assez plurale et éclatée sur la quasi-totalité des questions de droit privé, civil et pénal confondus, la Cour Constitutionnelle aura une fonction unificatrice des interprétations. Comme ça, elle jouera un rôle très utile, auquel les rédacteurs de la Constitution n’ont probablement pas songé.

Ce type de questions nous permettra de juger à quel point une Cour Constitutionnelle nous serra utile dans nos vies quotidiennes. Si elle se penche sur les questions politiques et faillit à son devoir sur ce terrain, elle aura une popularité amputée, et perdra la sympathie des gens. La Cour Constitutionnelle allemande a gagné toute sa popularité grâce à ses décisions relatives au « petit droit constitutionnel ». Notre Cour, le jour où elle verra le jour, pourra apprendre de cette expérience.

([1]) Article intitulé :

« هل تبقى آجال الشفعة مفتوحة إن لم يقع اثبات حالة تعذر الإعلام؟ – قرار تعقيبي مدني عدد 21002 الصادر بتاريخ 07 ديسمبر 2015، منشور بمجلة « الأخبار القانونية »، العدد 264/265، جويلية-سبتمبر 2018، ص. 29.

([2]) Jaafar Rabaaoui, article précité.

 

Ahmed Ouerfelli

Avocat- Arbitre

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